Stendhal [Henri Beyle], 1837

Stendhal's Mémoires d'un Touriste were first published in 1838, in two volumes, as the author attempted to capitalize on the contemporary taste for travel narratives. His account of his visit to Ferney features a heroic portrait of Voltaire as intellectual rebel.

Our text is taken from the 1929 edition (Paris: Le Divan). Several paperback editions have been issued in France more recently.


Lyon, le . . . . 1837.

La route de Genève ici, par le Fort-l'Ecluse et le long du Rhône qui se perd, pourrait passer pour sublime si l'on comparait ses aspects à ceux des grandes lignes plates, grises, nues, des campagnes qui environnent Paris. Mais l'intérêt du paysage ne suffit pas; à la longue, il faut un intérêt moral ou historique. Alors il y a harmonie fort agréable. Le Mozart de cette harmonie, c'est lire Tite-Live dans la campagne de Rome, à Pozzolo sur le lac d'Albano, par exemple.

J'ai revu Ferney, à deux lieues de Genève. On s'étonne aujourd'hui de l'exiguïté de cette habitation d'un homme qui avait cent mille livres de rente de 1760, ce qui veut dire deux cent cinquante mille de 1837, vu l'augmentation du luxe nécessaire et les exigences d'une vanité croissante. Car il ne faut pas estimer les sommes d'argent notées dans l'histoire uniquement par la différence de la valeur du marc d'argent à deux époques, mais bien par les dépenses de luxe, indifférentes en 1760, et dont l'absence déshonore un homme en 1837.

La position de Ferney était habilement choisie, militairement parlant. Voltaire, d'un décret de mandé pour être ouï, lancé par le parlement de Paris ou par celui de Dijon, pouvait en cinquante minutes se trouver en pays de liberté. Sans doute, les petites républiques suisses, toujours timides et déjà dévotes, comme le montre la haine de M. Haller de 1760, l'auraient bientôt rendu, mais le ministre des affaires étrangères pouvait être ennemi des parlements et ne pas le demander d'une certaine façon; mais en quelques heures Voltaire pouvait aller en Prusse, c'est-à-dire à Neuchâtel.

Nous jugeons bien ridiculement de la position de Voltaire, au milieu du régime presque légal que ses plaisanteries nous ont valu. Pendant les vingt premières années de son séjour à Ferney, il put regarder avec inquiétude tout courrier arrivant au galop par la grande route de France. Voltaire avait la certitude d'être exécré par deux grands corps de l'État, le clergé et les parlements, dont il avait montré la cruelle ignorance à propos de dix affaires, et enfin lors du meurtre du chevalier de la Barre et des Calas. La cour eût été bien aise de voir houspiller et avilir cet insolent poëtereau dont on parlait trop. Il y avait déjà longtemps que le garde des sceaux lui avait dit: -- Sachez, monsieur, que si jamais la Pucelle paraît imprimée, je vous ferai pourrir dans un cul de basse-fosse. Or cette Pucelle fut bientôt imprimée.

Pour résister à tant d'inimitiés, si bien motivées, Voltaire aurait dû renoncer à écrire, et se faire oublier. Mais une telle contrainte était au-dessus de ses forces; il avait horreur de l'idée d'être oublié bien plus que d'une Bastille éternelle, et tous les six mois lançait un pamphlet.

Personne en France n'a montré autant de bravoure que Voltaire. En vain saisissait-il toutes les occasions de faire une cour servile au maréchal de Richelieu et au duc de Choiseul, sa sécurité était perdue si elle était attaquée. Le lendemain de sa mise en prison, MM. de Richelieu et de Choiseul auraient dit: Mais pourquoi donc ne l'y avoir pas mis dix ans plus tôt? Le duc de Richelieu se fût moqué de lui six mois durant, avec une extrême gaieté, s'il l'eût vu en prison; puis l'eût oublié. Le clergé eût donné pour cent mille livres de bénéfices aux fils et aux neveux du magistrat qui le tenait en prison; on eût offert à la favorite la nomination à deux ou trois abbayes de quarante mille livres de rente.

On eût donné deux ou trois évêchés aux protégés de madame la duchesse de Grammont, et le duc de Choiseul se fût enfin aperçu qu'un jour Voltaire, revenant à Paris, pouvait éclipser la majesté royale.

Tous ces dangers étaient réels, même aux yeux de l'homme le plus froid, et Voltaire avait une imagination puérile qui les centuplait! Sa sécurité ne reposait que sur la déraison et le manque d'accord des gens tout-puissants, qu'il battait en brèche. Bien plus, il offensait essentiellement le roi.

Une fois jeté dans le château fort des îles Sainte-Marguerite, il y était pour vingt ans. Tous les gens de lettres applaudissaient à cette prison. (Voyez les Mémoires de Collé, de l'avocat Marais et beaucoup d'autres.)

Voltaire fut l'homme le plus brave de son siècle.

A Ferney, on m'a répété le conte que l'on me fit déjà il y a dix ans. Voltaire, en homme d'esprit, qui n'est jamais compris par les gens épais, voulait tout faire par lui-même; il avait tracé avec sa plume le plan du château qu'il faisait bâtir. Il avait indiqué les murs d'un trait; mais quand on fut au premier étage, toutes les pièces parurent petites, et on s'aperçut que, dans le plan, Voltaire avait oublié l'épaisseur des murs. Mon grand-père, qui est allé cinq fois voir Voltaire à Ferney, m'a raconté les peupliers cache-Pictet, l'aventure de l'aiglon maigre, et croyait à l'épaisseur des murs oubliée. Bien plus, Voltaire, avec ses cent mille livres de rente bien réelles, deux ou trois fois se crut ruiné, et fut au désespoir comme un enfant. Ses livres étaient remplis d'une infinité de petites marques en papier de trois lignes de large et six pouces de long: elles portaient un mot. Quand Voltaire voulait un fait, il grimpait au haut de l'échelle de sa bibliothèque, et lisait rapidement les mots de toutes les marques d'un volume.

Avant d'arriver au château, on voit dans l'avenue, à gauche, une église, et sur le fronton la fameuse inscription: Deo erexit Voltaire. La chambre de ce grand homme est encore dans l'état où il le laissa en partant pour Paris: tenture de taffetas bleu passé, portraits du roi de Prusse, de madame du Châtelet, de Lekain. On vend toujours aux Anglais la plume dont se servait Voltaire.

Malgré la légèreté de notre nation et la mode de haïr Voltaire, venue parmi les gens riches, le bel appartement où il est mort, à l'angle du quai et de la rue de Beaune, est resté cinquante ans inhabité.

A Genève, si par mégarde l'on nomme Voltaire, on vous dit avec un petit air de triomphe:

--Cet écrivain a été foudroyé par le moderne Bossuet.

Afin d'offrir du moins une page agréable à certains gens, je devrais peut-être transcrire ce fameux portrait de Voltaire par M. de Maistre. Bien des missionnaires de 1827 prêchaient aussi bien que cela. Pour être admiré d'un parti, il suffit de fournir des phrases toutes faites à sa haine ou à son amour.


(engraving of Voltaire's bedroom from c.1825)


Return to Visitors to Ferney
Return to the Homepage of the Voltaire Society of America