Louis Simond, 1817-1819

taken from Voyage en Suisse, fait dans les années 1817, 1818 et 1819 (Paris: Treuttel et Würtz, 1822).


Le château de Fernex est situé à deux lieues de Genève, dans un lieu peu agréable, malgré les Alpes et le Jura; sa longue façade, sans profondeur, est tournée du côté du grand chemin, au lieu de la belle vue: de tristes charmilles, des murs d'appui chargés de pots, le jet-d'eau et le parterre en forment la décoration obligée. On conserve, dans le château, la chambre à coucher et l'antichambre de Voltaire, telles qu'elles se trouvaient, lorsqu'en 1777 il quitta ce lieu apr&eagrave;s vint ans de séjour, pour aller triompher et mourir à Paris. Le temps, les curieux et la guerre ont un peu terni le lustre d'un ameublement de damas bleu clair, et depuis quarante ans les voyageurs déchirent en morceaux les rideaux du lit qui ont perdu deux aunes de leur longueur, et pendent en lambeaux autour de l'antique baldaquin. La complaisante femme de charge qui vous fait voir la chambre, est si bien au fait de cette disposition des voyageurs qu'elle n'y se détourne pour leur donner le temps de se satisfaire à la dérobée, sachant bien qu'elle n'y perdra rien. Le bois de lit est de sapin, grossièrement travaillé. Un très mauvais portrait de Lekain, au pastel, pend sous le baldaquin même: ceux de Frédéric et de Voltaire, également mauvais, sont suspendus de l'un et l'autre côté du lit. On voit autour de la chambre les gravures très communes de Washington, Franklin, Newton, etc.; quelques figures nues décorent l'antichambre: ces deux pièces n'excèdent guère douze à quinze pieds en carré chacune. Un simulacre de tombeau, placé depuis la mort de Voltaire dans une niche de la chambre à coucher, porte ces mots d'un style assez recherché: Son esprit est partout, et son coeur est ici. Ce fragile monument en terre cuite, maltraité par les Autrichiens qui occupèrent la maison à leur passage, il y a trois ans, est fêlé et menace ruine.

Il n'y a plus ici qu'un petit nombre d'êtres vivans qui aient vu Voltaire. Le jardinier avec qui nous avons causé est de ce nombre; il nous a montré l'emplacement du théâtre, démoli depuis long-temps, entre le château et la chapelle. N'apercevant pas la célèbre inscription sur cette chapelle: Voltaire à Dieu, nous en avons demandé des nouvelles. Les révolutionnaires la mirent en pièces au temps de la terreur. Ces gens-là étaient bien difficiles en impiété! que leur fallait-il donc? Au reste, le vieux jardinier parle favorablement de son ancien maître, de sa bonhomie, de sa générosité. Le bon homme, faisait tous les jours la promenade en carrosse à quatre chevaux.

Échappé de la cour de Frédéric, Voltaire se retira d'abord à Lausanne, où il se lia d'amitié avec plusieurs familles, et entre autres avec celle de M. de Constant, pendant une résidence de quelques années. Il avait formé des acteurs dont il était très fier, et jouait avec eux Zaïre, Alzire et plusieurs autres pièces. Quelques dessins d'Huber nous l'ont montré dans la coulisse, encourageant, applaudissant; on croit entendre ses bravos. Lui-même jouait quelquefois le rôle de Lusignan, et dans son zèle il en prenait le costume dès le matin, se montrant ainsi sur la porte de sa maison. On raconte qu'une jeune personne, faisant l'office de souffleur, improvisa, sans le vouloir, un vers qui n'était pas dans la pièce: Dieu vous le rende, s'écria Voltaire tout haut; vous m'avez fait l'aumône. Après le spectacle, il la remercia de nouveau. "Je veux vous donner mes ouvrages," dit-il. Ah! monsieur, répondit-elle toute troublée, ils sont si beaux! je ne voudrais pas vous en priver!" Il racontait cette naïveté avec complaisance, ainsi que la suivante. Dans son dépit de n'avoir pas été invitée, une dame avait fait jouer chez elle la parodie de Zaïre; rencontrant bientôt après une jeune personne du même nom: Ah! ah! lui dit-il, c'est donc vous, mademoiselle, qui vous moquez de moi!--Oh! mon Dieu non, monsieur, c'est ma tante! Voltaire, lorsqu'il voulait jouer la comédie, avait toujours le ton tragique, et plus de pompe que de naturel, particulièrement dans le rôle d'Euphémon père dans l'Enfant prodigue; mais il remplissait fort bien celui de Trissotin dans les Femmes savantes.

De Lausanne, où il eut quelques disputes, qui ne paraissent par tout-à-fait à son avantage, il vint s'établir à Saint-Jean, aux portes de Genève, et donna à sa maison le nom des Délices, qu'elle a conservé; mais ayant fait bientôt après l'acquisition de Fernex, il s'y fixa. Des personnes distinguées de toutes les nations faisaient foule pour voir Voltaire: il les reçut long-temps avec empressement; et leurs visites étaient l'occasion de fêtes et de représentations théâtrales; mais il s'en lass à la fin, et ne voulu plus voir ceux qui n'excitaient pas sa curiosité en même temps qu'il était l'objet de la leur. Un quaker de Philadelphie, Claude Gay, voyageant en Europe, passa quelque temps à Genève; il était connu par des ouvrages de théologie, et l'on goûtait son bon sens, sa modération et sa simplicité. Voltaire en entendit parler, et fut curieux de le voir; mais le quaker s'en défendait, et ce fut avec beaucoup de difficulté qu'on lui persuada d'accepter une invitation à dîner que lui fit Voltaire. Celui-ci avait promis aux amis du quaker de ne rien dire qui pût le blesser: il fut d'abord charmé de sa belle figure calme, occupé de son grand chapeau rabattu, de son habit tout uni, de son air doux et serein. Le dînir s'annonçait bien; cependant la sobriété de son hôte attira bientôt les railleries du poète, lesquelles furent reçues avec le plus grand sang-froid. La conversation tourna ensuite sur les premiers habitans de la terre et sur les patriarches; le philosophe lança quelques épigrammes sur les preuves historiques de la révélation; mais Claude, sans s'émouvoir, rétablissait, par le raisonnement, ces preuves ainsi attaquées, sans faire attention à ce qui n'était que de l'esprit, et y paraissait insensible. La vivacité de Voltaire, irritée de cette froideur, devint enfin de la colère; ses yeux étincelaient lorsqu'ils recontraient les regards pleins de calme de son adversaire; et la dispute fut poussée si loin, que celui-ci, se levant dit: "Ami Voltaire, peut-être un jour entendras-tu mieux ces choses-là; en attendant, trouve bon que je te quitte. Dieu te soit." Et sortant, malgré les instances de la compagnie, il reprit tranquillement à pied le chemin de Genève. Quant à Voltaire, ils'enferma dans son appartement, où les vers suivans, qui sont les siens, n'auraient pas contribué à le réconcilier avec lui-même, si par hasard il se les était rappelés:

A la religion discrètement fidèle
Sois doux, compatissant, sage, indulgent comme elle,
Et sans noyer autrui, cherche à gager le port:
Qui pardonne a raison, et la colère a tort.

Huber, qui était du dîner, représenta cette scène dans un dessin où les deux acteurs principaux étaient admirablement caractérisés.

Certain magnat hongrois, de peu d'esprit, voyageant en Suisse, avait fait de vains efforts pour être présenté à Voltaire; personne ne voulait s'en charger. Un jeune Genevois entreprit de lui donner ce plaisir. A jour nomm&eacut;e on le conduit à la campagne; deux laquais en grande tenue le reçoivent à la porte d'une maison de bonne apparence: il monte, il entre; le voilà avec le malade de Fernex! Celui-ci gisait sur un sofa, enveloppé dans sa robe de chambre de damas, et coiffé d'un bonnet de velours noir galonné, par-dessus son ample perruque à la Louis XIV, au milieu de laquelle son petit visage pâle, décharné et couvert de rides profondes, semblait enseveli. La table auprès de lui était couverte de papiers; et les rideaux fermés n'admettaient que peu de jour. Le philosophe, toussant creux et parlant d'une voix cassée, reçut l'étranger fort poliment, fit ses excuses de ce qu'il ne se levait point: il était malade, bien malade; il le pria de s'asseoir, lui parla de ses voyages, se fit raconter ses aventures, débitant lui-même maints contes grivois assaisonnés d'impiétés. Le magnat enchanté, et beaucoup plus à son aise qu'il n'avait osé espérer, jetant les yeux sur la table, demanda quel ouvrage, quel chef-d'oeuvre nouveau il destinait au public.--Moins que rien, dit Voltaire; le faible enfant de ma vieillesse, une tragédie.--Le sujet? le nom?--Ma tragédie s'appelle Empro-Giro; et le dramatis personae, c'est Carin-Caro, Depuis-Simon, Careuil Grifon, etc., etc. Puis il se mit à débiter force tirades de vers tragiques. Et le magnat de s'extasier. Voyant cependant ce docile admirateur tirer de sa poche une mignature de Voltaire, il se crut perdu, mais fit bonne contenance: une certaine conformité dans les traits, le costume, les rides artificielles, le petit jour, favorisant le déguisement, le magnat, loin d'être détrompé, remit le portrait dans sa poche, déclarant qu'on ne pouvait rien voir de plus ressemblant. Prenant enfin congé avec bien du regret, après sa longue et intéressante visite, il baisa avec respect la main du grand homme; et sur l'escalier les laquais reçurent des marques substantielles de sa reconnaissance. L'un était le frère de l'acteur principal, les autres ses amis, qui, ne voulant pas prendre l'argent de leur dupe, lui donnèrent à quelques jours de là un dîner à l'auberge, où on ne manqua pas de lui faire répéter l'histoire de sa visite. Voltaire en eut connaissance, et voulut voir sa doublure: il lui dit qu'il ferait un marché avec lui, lui offrant de partager sa gloire à condition qu'il se chargerait de la moitié de ses admirateurs.

La plupart des anecdotes sur Voltaire sont déjà publiées; je ne sais si celle-ci est connue. Un malheureux auteur voulant absolument lui lire sa comédie, le poète s'y était résigné. Au second acte, le héros de la pièce (l'homme personnel) faisait arracher une bonne dent à son domestique pour réparer son propre râtelier: à cet incident extraordinaire, Voltaire, se renversant dans son fauteuil, s'écria: Ah! une dent! on lui arrache une dent! ah! ah! une dent! Il se tenait la mâchoire en s'écriant: Madame Denis, je vais me trouver mal; on lui arrache une dent! Donnez-moi le bras, je vous en prie, car je vais me trouver mal. Et se levant, il s'en alla bien vite criant encore: Ah! la dent! la dent! L'auteur stupéfait resta avec sa pièce, dont il ne put jamais lui achever la lecture.

Le poète vivait comme un prince, mais tenait ses comptes comme un roturier, sachant jusqu'au dernier sou sa dépense: aussi trouvait-il le moyen non seulement de tenir fort bonne maison, mais de donner généreusement. Il était fort aimé dans son voisinage. Un soir qu'il jouait Tancrède, et que la cour de Fernex se trouvait pleine de voitures et de domestiques, son malheur voulut qu'un tonneau du meilleur Chambertin lui arrivât de Bourgogne; on était trop occupé pour le mettre en cave, et il resta quelques heures à la porte, mais il n'y resta pas plein, les cochers l'ayant mis en perce pendant que leurs maîtres s'attendrissaient sur Aménaïde. Comme les portes de la ville se fermaient de bonne heure, Voltaire gardait autant de monde que le château en pouvait tenir, et l'on reposait où l'on trouvait place. M. de B...., cherchant une fois à tâtons dans l'obscurité quelque endroit encore disponible, mit le doigt dans la bouche de M. de Florian, qui, se réveillant en sursaut, le lui mordit.

Voltaire ne fréquentait que la haute société de Genève, et, ni son esprit, ni sa libéralité, n'eurent beaucoup de succès auprès des patriotes qui, placés au second ordre, se trouvaient hors de la sphère de son influence. Ils ne voyaient en lui qu'un philosophe de théâtre, sans principes et sans profondeur, un courtisan esclave de la grandeur, le corrupteur de leur patrie dont il se moquait. Quand je secoue ma perruqe, disait-il, je poudre toute la république!


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