Émile Deschanel

Une visite à Ferney vers 1860

On va de Genève à Ferney en trois-quarts d'heure, par des espèces de voiturins décorés du nom d'omnibus qui vous descendent à l'entrée du pays.

Ferney, lorsque Voltaire y arriva, se composait de sept ou huit cabanes; À sa mort, Ferney comptait 1200 habitants et exportait pour 400.000 livres par an d'horlogerie. Aujourd'hui, la population est de 1600 à 1800 âmes.

Ferney! pour quiconque chérit la raison, la liberté et la justice, le lieu est sacré ..... Quelle émotion en y arrivant!

Après avoir marché pendant dix minutes, nous vîmes, à gauche de la route, une avenue de tilleuls qui mène au chàteau. Il est dans une situation admirable, au pied du Jura, en face des Alpes de Savoie et du Mont Blanc, avec le lac de Genève dans l'intervalle. Il est d'ordre composite, à colonnes doriques, n'ayant qu'un étage sur perron, et couronné de mansardes en style de l'époque.

Avant la grille d'entrée, à gauche, est la petite église élevée par Voltaire; elle porte encore l'inscription que M.Arsène Houssaye appelle "une impertinence", et qui n'est qu'une profession de foi déiste:

DEO
EREXIT VOLTAIRE
MDCCLXI

Lui-même, dans une de ses lettres, l'explique ainsi très simplement: "L'église que j'ai fait bâtir est la seule de l'univers en l'honneur de Dieu. L'Angleterre a des églises bâties à saint Paul, la France à sainte Geneviève, mais pas une à Dieu."

On laisse cette petite église à gauche, et on sonne à la grille du château. Le propriétaire actuel, M.David, qui l'habite une partie de l'année, permet aux voyageurs de visiter le parc et les deux pièces des appartements, qu'on appelle le salon et la chambre de Voltaire, et qui sont restées, dit-on, à peu près telles qu'elles se trouvaient lorsqu'en 1778 il quitta Ferney, sans savoir qu'il n'y reviendrait plus, et alla triompher à Paris jusqu'à en mourir.

Dans le prétendu salon, qui pourrait bien avoir été la salle à manger, il y a, d'un côté, un énorme poêle de faïence, à moitié engagé dans le mur et décoré d'ornements dorés, un de ces poêles-monuments comme on en voit en Suisse et que rend nécessaires la rudesse du climat pendant les longs hivers; de l'autre côté un petit cénotaphe de marbre, d'assez mauvais goût, construit par la marquis de Villette et destiné à contenir le coeur de Voltaire, ce coeur tant agité pendant sa vie, tant balloté après sa mort. Ce mausolée porte deux inscriptions:

Son esprit est partout et son coeur est ici

Le premier hémistiche seul est vrai. Puis au-dessous:

Mes Mânes sont consolées, puisque mon coeur est au milieu de vous.

Dans la chambre à coucher, il reste un lit, capitonné en soie pompadour, du reste dégarni, sans rideaux et sans courte-pointe; plusieurs portraits, entre autres ceux de Frédéric II et de Catherine II, donnés au poète philosophe par les deux souverains, ses admirateurs; celui de Lekain, celui de Mme du Châtelet, enfin celui de Voltaire lui-même, admirable pastel de La Tour: les yeux vifs, le nez gaulois, moins effilé qu'on ne croirait, un peu sensuel et un peu gros au bout, comme celui de Molière. C'est bien Voltaire, tel qu'on se le figure, d'ailleurs, et tel que nous le représentent les contemporains qui allèrent le voir à Ferney.

On regrette de ne pouvoir visiter la chambre où travaillait Voltaire. Au reste, elle doit être entièrement changée, puisque toute sa bibliothèque se trouve en Russie, ayant été achetée, comme on sait, par l'impératrice Catherine II.

Le jardin, derrière le château, est assez grand; moitié à la française et moitié à l'anglaise: d'abord un parterre, ensuite une sorte de parc irrégulier; à gauche, une longue allée de charmille, où il se promenait à l'abri du soleil en composant et déclamant ses vers. De distance en distance, il avait ménagé dans la charmille de petites ouvertures qui donnent vue sur le mont Blanc et la Savoie, le plus beau paysage du monde. Dans le petit bois, on vous montre un orme que Voltaire, dit-on, planta de ses mains, et qui est protégé par une clôture contre l'admiration des touristes.

C'est dans cette heureuse retraite qu'il avait trouvé la sécurité pour continuer sa guerre incessante contre les abus et les injustices. "C'est à Ferney que je vais demeurer dans quelques semaines, écrit-il à d'Alembert ... il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux." Ces deux ou trois trous c'étaient les Délices, le château de Tournay et celui de Ferney. Il y vivait en grand seigneur, mais en grand seigneur philosophe. Le nombre des domestiques, tels que jardiniers, valets de ferme, ouvriers, s'élevait dans les deux maisons de Tournay et de Ferney seulement, à environ cent cinquante. Point de laquais! point de fainéants! Maître et vassaux, tout était voué au travail dans cette étrange seigneurie; et, l'exemple était donné par M.de Voltaire, tout travaillait avec joie. Mais nul n'égalait l'activité du maître. Tout le monde l'aimait et l'adorait; par dessus tous, sa vieille servante Baba. "Elle n'était pas bien sûre, dit M.Eugène Noël, de ne pas être la servante du bon Dieu en personne. Les bouillons de son maître étaient préparés avec dévotion."...

Emile DESCHANEL
Littérateur français, 1819 - Paris - 1904
(Le père de Paul, président de la République)

 


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