Chateaubriand's Mémoires d'outre-tombe

Chateaubriand passed through the area in 1831, publishing his reflections in volume IV of the Mémoires d'outre-tombe (1848)


Ferney et Voltaire.

aux Pâquis, près Genève, 7 juillet 1831.

Je suis établi aux Pâquis avec mme de Chateaubriand; j'ai fait la connaissance de m. Rigaud, premier syndic de Genève: Sa famille est charmante ainsi que sa maison au bord du lac. Au-dessus de son cottage en remontant le chemin de Lausanne, on trouve la villa de deux commis de Lapanouze, qui ont dépensé 1.500.000 francs à la faire bâtir et à planter leurs jardins. Quand je passe à pied devant leur demeure, j'admire la providence qui dans eux et dans moi a placé à Genève des témoins de la restauration. Que je suis bête! Que je suis bête! Le sieur de Lapanouze faisait du royalisme et de la misère avec moi: voyez où sont parvenus ses commis pour avoir favorisé la conversion des rentes que j'avais la bonhomie de combattre, et en vertu de laquelle je fus chassé. Voilà ces messieurs; ils arrivent dans un élégant tilbury, chapeau sur l'oreille; et je suis obligé de me jeter dans un fossé pour que la roue n'emporte pas un pan de ma vieille redingote. J'ai pourtant été pair de France, ministre, ambassadeur et j'ai dans une boîte de carton tous les premiers ordres de la chrétienté, y compris le Saint-Esprit et la Toison d'or. Si les commis du sieur César de Lapanouze, millionnaires, voulaient m'acheter ma boîte de rubans pour leurs femmes, ils me feraient un sensible plaisir.

Pourtant tout n'est pas roses pour mm. Bartholoni: ils ne sont pas encore nobles genevois, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas encore à la seconde génération, que leur mère, la blanchisseuse, habite encore le bas de la ville et n'est pas montée dans le quartier de Saint-Pierre, le faubourg Saint-Germain de Genève: mais Dieu aidant, noblesse viendra après argent.

Ce fut en 1805 que je vis Genève pour la première fois. Si deux mille ans s'étaient écoulés entre les deux époques de mes deux voyages, seraient-elles plus séparées l'une de l'autre qu'elles ne le sont? Genève appartenait à la France; Bonaparte brillait dans toute sa gloire, mme de Staël dans toute la sienne; il n'était pas plus question des Bourbons, que s'ils n'eussent jamais existé. Et Bonaparte, et mme de Staël et les Bourbons, que sont-ils devenus? Et moi, je suis encore là!

M. Constant, cousin de Benjamin Constant, et mlle Constant vieille fille pleine d'esprit, de vertu et de talent, habitent leur cabane de Souterre au bord du Rhône: ils sont dominés par une autre maison de campagne jadis à m. Constant: il l'a vendue à la princesse Belgiojoso, belle exilée milanaise que j'ai mue passer comme une pâle fleur à travers la fête que je donnai à Rome à la grande duchesse Hélène.

Pendant mes promenades en bateau, un vieux rameur me raconte ce que faisait lord Byron dont on aperçoit la demeure sur la rive savoyarde du lac. Le noble pair attendait qu'une tempête s'élevât pour naviguer; du bord de sa balancelle il se jetait à la nage et allait au milieu du vent aborder aux prisons féodales de Bonivard: c'était toujours l'acteur et le poète. Je ne suis pas si original; j'aime aussi les orages; mais mes amours avec eux sont secrets et je n'en fais pas confidence aux bateliers.

J'ai découvert derrière Ferney une étroite vallée où coule un filet d'eau de sept à huit pouces de profondeur; ce ruisselet lave la racine des quelques saules, se cache çà et là sous des plaques de cresson et fait trembler des joncs sur la cime desquels se posent des demoiselles aux ailes bleues. L'homme des trompettes a-t-il jamais vu cet asile de silence, tout contre sa retentissante maison? Non sans doute: eh! Bien, l'eau est là; elle fuit encore; je ne sais pas son nom; elle n'en a peut-être pas: les jours de Voltaire se sont écoulés; seulement sa renommée fait encore un peu de bruit dans un petit coin de notre petite terre, comme ce ruisselet se fait entendre à une douzaine de pas de ses bords.

On diffère les uns des autres: je suis charmé de cette rigole déserte; à la vue des Alpes, une palmette de fougère que je cueille me ravit; le susurrement d'une vague parmi des cailloux, me rend tout heureux; un insecte imperceptible qui ne sera vu que de moi et qui s'enfonce sous une mousse ainsi que dans une vaste solitude, occupe mes regards et me fait rêver. Ce sont là d'intimes misères, inconnues du beau génie qui près d'ici déguisé en Orosmane jouait ses tragédies, écrivait aux princes de la terre et forçait l'Europe à venir l'admirer dans le hameau de Ferney. Mais n'était-ce pas là aussi des misères? La transition du monde ne vaut pas le passage de ces flots, et quant aux rois, j'aime mieux ma fourmi.

Une chose m'étonne toujours quand je pense à Voltaire: un esprit supérieur, raisonnable, éclairé est resté complètement étranger au christianisme; jamais il n'a vu ce que chacun voit, que l'établissement de l'Évangile, à ne considérer que le rapport humain, est la plus grande révolution qui se soit opérée sur la terre: il est vrai de dire qu'au siècle de Voltaire, cette idée n'était venue dans la tête de personne. Les théologiens défendaient le christianisme comme un fait accompli, comme une vérité fondée sur des lois émanées de l'autorité spirituelle et temporelle; les philosophes l'attaquaient comme un abus venu des prêtres et des rois: on n'allait pas plus loin que cela. Je ne doute pas que si l'on eût pu présenter tout à coup à Voltaire l'autre côté de la question, son intelligence lucide et prompte n'en eût été frappée: on rougit de la manière mesquine et bornée dont il traitait un sujet qui n'embrasse rien moins que la transformation des peuples, l'introduction de la morale, un principe nouveau de société, un autre droit des gens, un autre ordre d'idées, le changement total de l'humanité. Malheureusement le grand écrivain qui se perd en répandant des idées funestes, entraîne beaucoup d'esprits d'une moindre étendue dans sa chute: il ressemble à ces anciens despotes de l'Orient sur le tombeau desquels on immolait des esclaves.

Là à Ferney où il n'entre plus personne, à ce Ferney autour duquel je viens rôder seul, que de personnages célèbres sont accourus! Ils dorment rassemblés pour jamais au fond des lettres de Voltaire, leur temple hypogée: le souffle d'un siècle s'affaiblit par degrés et s'éteint dans le silence éternel, à mesure que l'on commence à entendre la respiration d'un autre siècle.


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