Michel-Paul-Gui de Chabanon, 1766-1767

Michel-Paul-Gui de Chabanon (1730-1792) visited Ferney in February 1766 and then again from March-November 1767. He tells of his experiences in Tableau de quelques circonstances de ma vie, suivi de ma liaison avec mon frère Maugris (Oeuvres posthumes de Chabanon, Paris, 1795).

His long account touches on diverse topics:


J'ai fait plusieurs voyages à Ferney. Le plus court a été de six semaines; le plus long, de six mois. Mais quinze jours passés à la campagne font mieux connaitre un homme que les plus longues relations à Paris. J'ai vu et étudié Voltaire sous plus d'un rapport. Mme Denis, sa nièce, la petite Corneille, M. Dupuis et quelques autres personnes résidaient habituellement chez lui. Un homme de lettres, d'un talent et d'une réputation distingués, passait dans son château un temps considérable. J'ai fait une tragédie sous ses yeux et sous sa dictée. Chacune de ces relations m'a présenté Voltaire sous un point de vue différent. Je transmets d'autant plus volontiers à l'avenir ce que j'ai connu de cet homme célèbre, que les historiens de sa vie ne parleront vraisemblablement pas de lui, avec cet abandon de franchise que je me permets de mettre dans mes dépositions. Rien n'est certainement aussi curieux pour la postérité qu'une juste et parfaite connaissance de l'homme qu'elle admire dans ses ouvrages. Mais cette connaissance fidèle et entière, on ne l'a presque jamais. Un zèle, bien ou mal entendu, cache les torts, dissimule les faiblesses, altère le motif des actions; enfin, de la vie d'un homme, il vous arrive quelques feuillets pleins de mensonges complaisants. Il a vécu soixante ou quatre-vingts ans: on vous tient compte de dix ou douze instants de sa vie, que l'on décore pompeusement du titre de son histoire...

C'est au mois de février de l'année 1766 que j'allai pour la première fois à Ferney. Je fuyais Lucinde: je n`avais auprès de Voltaire aucune recommandation; il ne connaissait mon nom que par l'hommage de quelques bagatelles littéraires, que de loin je lui avais adressées.

La nouveauté des objets que cette route offrait à mes yeux, les hautes montagnes du Cerdon et du Crédo encore couvertes de neiges, les vallons qui sont à leur pied, dans lesquels mille sources fugitives se cherchent, s'atteignent, se croisent et se fuyent tour à tour; la silencieuse et triste uniformité du lac Nantua, que l'on côtoie si longtemps, et qui ressemble à l'un des lacs de l'enfer; la rivière du Din, qui formait alors un torrent impétueux et submergeait les campagnes; le Rhône, que l'on voit de deux cents pieds de haut rouler son onde immense dans un lit resserré et tout hérissé de rochers, la chute de ce fleuve et sa chute souterraine: tous ces objets, que nul voyageur ne voit sans émotion, en causaient une plus vive encore au voyageur novice, qui n'avait pour objet de comparaison que Montmartre et la Seine.

L'une des idées qui m'affecta le plus longtemps, fut de considérer ces hautes montagnes comme le laboratoire de la nature. Je l'y voyais enfermée, telle qu'un chimiste actif et laborieux. Je voyais entassés autour d'elle tous les matériaux de l'univers, qu'elle divisait et subdivisait en espèces différentes. Je voyais des fleuves immenses descendre à sa voix de la cime des montagnes et s'échapper, par divers chemins, des réservoirs où elle les avait amassés.

A ces idées, qui m'occupèrent en effet dans la route, se mélait celle du grand homme que j'allais voir. Une inquiète curiosité me peignait d'avance ses traits, sa figure, l'accueil qu'il m'allait faire. Je me le représentais, dans le même instant, écrivant tout ce qu'il a fait de plus beau dans sa vie. Ainsi mon imagination fesait l'office d'un verre ardent, qui réunit dans un foyer les rayons du soleil épars et divisés. Dès que j'eus passé Saint-Genis, la dernière poste, tout ce que je voyais au loin me semblait Ferney; et ma pensée, pénétrant dans l'intérieur de tous les châteaux, y cherchait Voltaire.

Dès qu'on m'annonça chez lui, il vint à moi, et m'embrassa. Je le considérai avec une attention particulière; et je ne trouvai pas d'abord dans son visage la figure dont ses divers portraits m'avaient donné l'idée. Je le lui dis. "Dans quelque temps vous me retrouverez, me dit-il: on apprend à me voir." Il me présenta à Mme Denis, m'installa dans la chambre où je devais coucher, et retourna ensuite à son travail.

J'aimerais à peindre l'état dans lequel je me trouvai le lendemain à mon réveil. L'aspect de ces lieux pittoresques et nouveaux pour moi, le voisinage du grand homme près de qui j'habitais, l'impression qu'il avait déjà faite sur moi, voilà ce qui m'occupait principalement. J'appartenais de droit à ces objets neufs et intéressants: mais j'apercevais, comme dans un lointain reculé, l'image de Lucinde. L'impérieuse habitude d'un sentiment délicieux me dominait encore; et les sombres reflets du passé ternissaient en quelque sorte ma situation présente, comme un fond obscur amortit des couleurs qu'on y applique. Que dirai-je encore pour rendre plus sensible cette situation un peu singulière? J'existais à la fois dans des temps et des lieux différents, au présent et au passé, près de Voltaire et de Lucinde.

J'avais envoyé, de Paris, à Voltaire une tragédie de moi, Virginie. Il me dit que le talent de Racine, combiné avec celui de Corneille, ne ferait pas réussir ce sujet sur notre théâtre. Il offre, en effet, d'énormes difficultés. La plus grande de toutes est d'empêcher qu'Appius soit un scélérat vil et méprisable, que son crime ne soit une basse atrocité. Le théâtre français, et nous devons nous en féliciter, rejette ce qui ne doit produire qu'une impression d'horreur et de dégoût. Le crime y veut être ennobli par la grandeur de ses motifs, par la hardiesse de ses entreprises. Il faut qu'en le détestant, on puisse l'admirer. Quiconque détruirait ces principes fondamentaux, laisserait la scène en proie à tous les monstres dégoûtants que l'on voudrait y introduire: et les jugements de la Tournelle deviendraient à la fin le répertoire de nos pièces tragiques.

Malgré l'arrêt de proscription qu'un grand homme a prononcé sur le sujét de Virginie, je ne m'étonnerais pas qu'un homme de génie la traitât avec succès. La main-d'oeuvre fait tout. Voltaire lui-même l'a dit et prouvé par ses ouvrages. Il pensait que le plan de Cinna, dépouillé de toutes les richesses dont l'exécution l'a embelli, pouvait n'être pas regardé comme un sujet heureux. On ne doit soupçonner nulle mauvaise intention dans ce jugement, puisque Cinna est, de toutes les pièces de Corneille, celle que Voltaire a le plus admirée.

La difficulté d'un travail, loin de m'en dégoûter, me le fait trouver plus piquant. Si d'autres soins et celui du repos ne m'eussent pas éloigné du théâtre, il est vraisemblable que mon obstination se serait roidie contre les difficultés du sujet de Virginie... Lorsque je communiquai à Voltaire ma tragédie de Virginie, elle différait entièrement du plan qu'on vient de lire. C'est depuis qu'on m'avait interdit ce sujet que mon opiniâtre et mutine résistance s'était efforcée de l'arranger ainsi.

J'avais demandé à Voltaire s'il approuvait le meurtre de Virginie commis sur le théâtre, ou bien Virginius seulement paraissant armé du poignard sanglant et dans le délire de la douleur. Voltaire me répondit: "Assassinez, monsieur, assassinez; c'est toujours le mieux: mais souvenez-vous qu'il faut la sauce à ce poisson-là."

Voltaire, dans le temps dont je parle, s'occupait de métaphysique, ce qui influait un peu sur nos entretiens du soir. C'est à cette occasion que je lui fis les vers suivants:

 

Faut-il que je vous voie encore,
Pour des rêves métaphysiques,
Quitter l'illusion de nos jeux poétiques?
Tous vos doutes heureux valent-ils un transport?
L'esprit humain que vous voulez connaître,
Chez tant de sots empressés de paraître,
Inspire moins de goût que de mépris.
Il est léger, faible, pusillanime:
J'aime à l'étudier dans vos divins écrits;
Il s'y montre éclatant, immortel et sublime.

Il répondit par les vers suivants:

 

Aimable amant de Polymnie,
Jouissez de cet âge heureux,
Des voluptés et du génie.
Abandonnez-vous à leurs feux:
Ceux de mon âme appesantie
Ne sont qu'une cendre amortie;
Et je renonce à tous vos jeux.

La fleur de la saison passée,
Par d'autres fleurs est remplacée:
Une sultane, avec dépit,
Dans le vieux sérail, délaissée,
Voit la jeune entrer dans le lit
Dont le Grand-Seigneur l'a chassée.

Lorsqu'Élie était décrépit,
Il s'enfuit, laissant son esprit
A son jeune élève Élisée.
Ma muse est de moi trop lassée:
Elle me quitte et vous chérit;
Elle sera mieux caressée.

Voltaire savait que j'avais donné quelques années auparavant la tragédie d'Éponine, qui était tombée. Il voulut la voir. Dans cette tragédie, Mucien, premier ministre de l'empire sous Vespasien, autorisait l'audace de ses vices, par un souverain mépris pour toute loi divine et humaine. I1 niait jusqu'à 1'Être suprême. Voltaire, après avoir lu ma tragédie, sortit de son cabinet en riant, et me dit: "Monsieur, Procope et Gradot, tous deux tenant café et assemblée de beaux esprits, se disputèrent un jour sur la prééminence de ceux qui donnaient de l'illustration à leur boutique. Procope citait Lamotte, Saurin, Rousseau, etc. J'ai mieux que tout cela, reprit Gradot, j'ai un athée. Vous pouvez en dire autant de votre tragédie." C'était Mucien. De cette plaisanterie, que l'air et le ton rendaient peu désobligeante, il passa à l'examen de l'ouvrage. J'en avais reconnu les défauts lorsque la pièce avait été jouée. Voltaire trouvait le sujet plus théâtral que celui de Virginie. Je pense de même, et peut-être m'amuserai-je quelque jour à refaire cette tragédie, d'après les nouvelles idées qui me sont venues.

Je ramenais la conversation sur le genre de la tragédie: ç'avait été jusqu'alors le principal objet de nos études; la théorie de cet art exige une longue expérience, je suppléais à celle qui me manquait par celle d'un grand homme si supérieur dans cette partie. Je fesais passer successivement devant ses yeux les divers sujets qui m'avaient paru dignes d'être mis au théâtre. Je ne lui en ai, pour ainsi dire, présenté aucun sur lequel son imagination ne se soit enflammée tout d'abord. Un ou deux jours après, il m'en reparlait avec moins d'enthousiasme. Le sentiment des beautés s'était affaibli; celui des inconvénients du sujet prévalait à son tour. Je n'ai pas connu d'imagination plus mobile que la sienne, et plus facile à s'engouer pour les ouvrages et pour les personnes.

Il ne cessait de me répéter qu'en composant le plan d'une tragédie, il faut d'abord s'assurer d'un cinquième acte théâtral et intéressant. Alors, on développe son sujet à reculons. S'il s'y trouve du froid et du vide, il vaut mieux que ce soit vers le commencement. On ne peut contester l'utilité de cette méthode, quoique ce n'ait pas été celle de Racine.

Voltaire croyait avantageux de placer le principal intérêt dans le rôle d'une femme. Ce principe de poétique est purement local, relatif à nos moeurs, à la prédominance que nous donnons aux femmes dans la société. On peut observer qu'il n'a mis dans aucune de ses pièces un rôle de femme odieux. Le crime de Sémiramis n'est présenté que dans le lointain: ses remords, ses affections maternelles sollicitent l'intérét en sa faveur; et sa grandeur imposante commande le respect.

L'anecdote suivante peut faire juger à quel point Voltaire, au théâtre, cherchait à se concilier la bienveillance des femmes, à capter la faveur de leurs jugements. L'acteur qui jouait Orosmane, à la première représentation de Zaïre, avait ordre de supprimer les deux vers suivants, pourvu que le sort de la pièce jusque-là fût incertain:

Et ce sexe orgueilleux, qui veut tout asservir,
S'il commande en Europe, ici doit obéir.

Dans ce monde de sujets tragiques, dont j'avais causé avec Voltaire, celui auquel nous nous arrêtâmes fut Eudoxie.

Cette impératrice romaine, après avoir épousé Maxime, découvre que c'est lui qui a fait périr Valentinien, son premier époux. Liée par ses serments, par les instances du Sénat, elle se voit réduite à venger l'un de ses maris sur l'autre. Elle recourt à Genséric, roi des Vandales, et lui confie le soin de sa vengeance. Celui-ci profite de cette circonstance pour s'emparer de Rome, qu'il met à feu et à sang.

Voltaire se passionnait sur ce sujet; mais nous ne l'envisagions pas l'un comme l'autre. Je concevais Eudoxie, brûlante d'amour pour Maxime, et forcée de punir en lui le meurtrier de Valentinien. Selon Voltaire, I'amour dégradait mon héroïne et ma tragédie. Il voulait qu'Eudoxie ne fût qu'impératrice, et que sa vengeance ne fût retenue que par le titre d'époux, qui près d'elle servait d'égide à Maxime. "Méfiez-vous, me disait-il, de la tendresse de votre âme et du goût que vous avez pour l'amour. Ne songez pas à votre maîtresse en faisant votre tragédie."

Je suis bien assuré qu'en lisant ceci, beaucoup de personnes penseront que Voltaire ne me conseillait pas de bonne foi. La suite détruira, je pense, ce soupçon calomnieux. Avant de continuer cet article, j'ai relu les deux plans d'Eudoxie, que j'avais écrits en prose et qu'il a rempli de notes mises à la marge. Je trouve avec attendrissement ces témoignages de la bienveillance et de la grâce avec laquelle ce grand homme m'obligeait... De retour à Paris, je causai de mon plan avec beaucoup de gens de lettres. J'ignorais alors qu'il en est peu qu'on puisse consulter sûrement. Il n'y eut qu'une voix sur le rôle d'Eudoxie. La pièce était manquée, disait-on, si l'Impératrice n'aimait pas Maxime, sur qui elle avait à punir l'assassin de son époux. Le combat de son devoir et de son amour devait former tout l'intérét de la pièce. J'étais entièrement de cet avis; mais Voltaire n'en était pas. Les dieux étaient pour un parti et Caton seul pour l' autre.

Je retournai à Ferney, en 1767, décidé à suivre mon impulsion naturelle plutôt que les conseils du maître. Il répugnait au parti que j'allais prendre: cependant il me dit de me livrer au vent qui me poussait. J'achevai d'arrêter mon plan, en lui communiquant sans cesse mes doutes et mes embarras. Dès que mon premier acte fut écrit en vers, il voulut que je le lui montrasse, quoique ce ne fut encore que le premier jet. On ne se figure pas le ravissement où il était lorsqu'il transmettait à autrui son ardeur dévorante pour l'étude. Je lui ai entendu dire cent fois à ce sujet: "J'aime à débaucher la jeunesse." Lorsqu'on devait lui communiquer quelque chose de nouveau: "Bravo! s'écriait-il, bravo, notre petit Ferney!" Si nous nous rencontrions dans son parc revassant l'un et l'autre, il me disait: "Allons, promenez-vous avec la folle de la maison." C'est l'imaginalion qu'il appelait ainsi. Après m'avoir donné quelqu'avis relatif à ma pièce, son dernier mot était ordinairenent: Cuisez, cuisez cela. La lête la plus froide serait devenue auprès de lui pensante et active.

Je lui portai le matin mon premier acte en vers. Une heure après, il me le rapporta dans ma chambre. Il m'embrassa avec transport: "Cela est admirable, me dit-il; cela est fait avec un art infini: tout est prévu, préparé; c'est un des plus beaux vestibules tragiques que j'aie vus." A dîner il me répéta ces mêmes paroles, et durant plusieurs jours il ne m'appela plus que monsieur du Vestibule. Sur la copie de cet acte, il n'avait écrit que deux ou trois observations très légères. Tous ces manuscrits sont entre mes mains. Le grand nom de Voltaire les rendra quelque jour intéressants et instructifs pour les jeunes gens qui s'exercent dans le genre de la tragédie.

Je ne me rappelle pas que mes autres actes aient été soumis ainsi que le premier à l'examen de Voltaire. Lorsque la pièce fut écrite tout entière, on arrêta de la lire à toutes les personnes du château rassemblées. Je m'aperçus qu'en lisant j'ennuyais Voltaire; je sentis que l'ouvrage pesait sur lui. Sa vivacité naturelle ne devait pas lui permettre de m'entendre jusqu'à la fin; car il ne savait dompter ni régler aucun de ses mouvements: il écouta pourtant jusqu'au bout, et avec indulgence, indiquant qu'il y avait du remède à ce qui n'était pas bien. Au second acte, cinq ou six vers du rôle de Maxime lui arrachèrent un applaudissement donné avec transport. A la fin, il prit le manuscrit et l'emporta dans son cabinet. Lorsqu'il l'eût relu, il revint avec une sorte de fureur à son premier avis, qu'il était ridicule de faire Eudoxie amoureuse. De ce moment, il se laissa dominer par son humeur; et, il faut l'avouer, l'humeur le rendait dans tous les cas injuste, forcené; si j'osais, je dirais féroce. Il reconnaissait en lui, et confessait ce défaut, qui, je le crois fermement, a été le principe des plus grandes fautes qu'il ait faites. Croira-t-on qu'à table même, il ne me regardait plus qu'avec rage? Son dépit et son indignation contre Eudoxie amoureuse, s'exhalaient par mille propos qui s'adressaient indirectement à moi. "O! que je hais l'amour, disait-il n'importe à quel sujet; c'est un sentiment qui avilit tout."

On se rappelle ce qu'il m'avait dit d'abord de mon premier acte, le peu de notes critiques qu'il y avait attachées. A ce dernier examen, il ne laissa pas pierre sur pierre de cet acte même. Je voulus lui rappeler son premier jugement. "Cela est impossible, me dit-il; je n'ai jamais pu être content de cela." Telle était l'étonnante mobilité de son opinion, qu'elle se contrédisait elle-même. J'en ai eu d'autres preuves que celle-ci. J'aurais reçu avec docilité, et peut-étre sans une peine extrême, les critiques de Voltaire les plus décourageantes. Je ne résistai pas au chagrin de le voir quitter avec moi le ton paternel pour celui de la haine et de la persécution. Je confiai ma peine à Mme Denis, qui la partagea. Elle me dit: "Il est comme cela, on ne peut pas le refondre." Je quittai le château et j'allai à la campagne auprès de Genève. Au bout de deux ou trois jours, je reçus une lettre de Voltaire, qui me rappelait auprès de lui très amicalement, sans me dire un mot de ma tragédie. Je revins, et ne lui en parlai pas non plus. La saison s'avançait, les approches de l'hiver me rappelaient à Paris. Mon séjour à Ferney s'acheva sans qu'il fût question d'Eudoxie.

L'hiver suivant, je refis et récrivis toute ma pièce. C'était peut-être la septième ou huitième fois que je la décomposais tout entière; et ce n'eût pas été la dernière, si un ami ne m'eût pas conseillé de faire imprimer l'ouvrage pour me délivrer de la tentation d'y retoucher.

Quoique je n'aie pas entre les mains le premier acte d'Eudoxie, tel qu'il était quand Voltaire le loua tant, je crois pouvoir avancer qu'il méritait peu des éloges si grands, du moins pour la partie du style. Voltaire fut content sans doute de l'art avec lequel tout y était préparé: c'était le fruit de mes longues combinaisons. Ce mérite disparut aux yeux de Voltaire, indisposé par l'ensemble de l'ouvrage. Alors il ne fit plus grâce à rien. Il eut l'air de punir une surprise faite à son admiration, lorsqu'il devait, par respect pour lui-même, ménager un peu plus l'objet de ses premiers éloges.....

Durant les sept mois que je passai cette année à Ferney, nous ne cessâmes pas de jouer la tragédie devant Voltaire, et dans l'intention d'amuser ses loisirs par le spectacle de sa gloire. La première pièce que nous jouâmes fut les Scythes, qu'il avait nouvellement achevée. Il y joua un rôle. Je n'ai pu juger son talent d'acteur, parce que mon rôle me mettant toujours en scène avec lui j`aurais craint de me distraire de mon personnage , si j'eusse donné au sien un esprit d'observation. A l'une de nos répétitions seulement, je me permis d'écouter et de juger le premier couplet qu'il avait à dire. Je me sentis fortement ému de sa déclamation, toute emphatique et cadencée qu'elle était. Cette sorte d'art était naturel en lui. En déclamant, il était poëte et comédien: il faisait sentir l'harmonie des vers et l'intérêt de la situation. Ce qu'on dit de la déclamation de Racine, en donne une idée assez semblable. La première qualité du comédien, Voltaire l'avait: il sentait vivement; aussi faisait-il beaucoup d'effet.

Il pensait qu'un grand volume de voix et des inflexions fortes sont nécessaires pour émouvoir la multitude, pour ébranler cette masse inactive du public. Il n'a point exercé d'auteur tragique à qui il n'ait dit en plus d'un endroit: Criez, criez. Point de grands effets sans cela, me disait-il quelquefois. Je ne m'éloigne pas de ce principe; mais j'en crois l'application difficile et la promulgation dangereuse. Il n'appartient qu'aux gens fortement émus de crier avec succès. Or, de tels acteurs se passent de conseils et n'en peuvent recevoir que du sentiment qui les domine.

Les Scythes réussirent peu à Ferney. L'auteur s'en aperçut: cette vérité lui parvint comme toute vérité devrait parvenir aux rois, avec les ménagements qui en adoucissent l'amertume sans en dissimuler l'austère franchise. On redemandait Adélaide, lorsque Voltaire eût voulu redonner les Scythes. C'est à cette occasion qu'il dit à Mme Denis: Je ne sais pourquoi ils aiment tant Adélaïde, mot de passion et de caractère où l'amour-propre préfère l'injure qu'il se fait à celle que d'autres veulent lui faire.

Rien de si solennel que nos représentations. On y accourait de Genève, de la Suisse et de la Savoie. Tous les lieux circonvoisins étaient garnis de régiments français, dont les officiers affluaient à notre théatre. Nos habits étaient propres, magnifiques, conformes aux costumes des pièces que nous représentions. La salle était jolie, le théâtre susceptible de changements et digne de rendre la pompe du spectacle et des prodiges de Sémiramis.

Un jour, des grenadiers du régiment de Conti avaient servi de gardes à la représentation. Voltaire ordonnait qu'on les fit souper à l'office, et qu'on leur donnât le salaire qu'ils demanderaient. L'un d'eux répondit: "Nous n'en accepterons aucun; nous avons vu M. de Voltaire: c'est là notre payement." Voltaire entendit cette réponse; il fut dans le ravissement. "O mes braves grenadiers! s'écria-t-il avec transport, ô mes braves grenadiers!" Il leur dit de venir manger au château tant qu'ils voudraient, et qu'on les employerait lucrativement pour eux, s'ils voulaient travailler. Il le faut avouer: sa sensibilité répandait un charme aimable sur les jouissances que la gloire lui procurait. Ces triomphes, consacrés à l'orgueil, développaient en lui des sentiments de bonté; et lorsqu'une circonstance d'éclat l'avertissait de sa supériorité, les mouvements de son âme le rapprochaient de ceux qu'il dominait par l'avantage des talents. Nul homme ne sut triompher avec plus de grâce et d'intérêt. Né pour la gloire, il faisait aimer la sienne, parce qu'il aimait mieux ceux qui la lui dispensaient. On sait qu'à la Comédie-Française, le jour de son couronnement, il répandit des pleurs. Il en avait l'usage familier et quelquefois immodéré. A la fin de toutes nos représentations, il venait sur le théâtre nous embrasser; il attestait les larmes dont il était baigné, comme des preuves de son plaisir et de sa reconnaissance. Et l'on a pu me reprocher le goût naturel qui m'attache à lui! O grand homme aimable! tu m'as fait une nécessité de te chérir, autant que de t'admirer. Je parle à la postérité; je lui dois la vérité; je ne lui dissimulerai pas tes torts et tes défauts; mais je publierai avec transport tout ce qui dut te concilier l'estime et l'amitié.

Un jour, il vint à table tenant à la main un plaidoyer de M. Servan, en faveur d'une protestante mariée avec un catholique. Il voulut nous en lire la péroraison: les larmes le suffoquaient; il sentait que son émotion était plus forte que le discours ne le comportait, quoique noble et touchant. "Je pleure plus que je ne devrais, nous dit-il; mais je ne puis me retenir." Telles étaient les émotions dont il était susceptible

Chaque jour de représentation était au château un jour de fête. Il restait soixante ou quatre-vingts personnes à souper, et l'on dansait toute la nuit. Voltaire ne faisait que paraître quelques moments au repas ou à la danse, et l'on se peint aisément l'effet que sa présence y produisait. Après avoir payé ce tribut à l'empressement de ceux qui le désiraient, il se retirait chez lui et travaillait ou s'endormait au son des violons, car sa chambre à coucher était voisine de l'antichambre où les domestiques dansaient. Ce bruit ne l'incommodait point, et il aimait à voir régner l'allégresse dans sa maison.

Le jour de Saint-François, sa fête, au sortir du spectacle, il vit son château tout illuminé, ce qu'il désirait voir depuis longtemps. On tira un feu d'artifice: les fleurs et les couronnes lui furent prodiguées. C'est à cette occasion que je fis les vers suivants, que je lui récitai du théâtre:

L'Eglise, dans ce jour, fait à tous les dévots
Célébrer les vertus d'un pénitent austère.
Si l'Église a ses saints, le Pinde a ses héros,
Et nous fêtons ici le grand nom de Voltaire.

 

Je suis loin d'outrager les saints:
Je les respecte autant qu'un autre;
Mais le patron des Capucins
Ne devait guère être le vôtre.
Au fond de ses cloîtres bénits,
On lit peu vos charmants écrits;
C'est le temple de l'ignorance.
Mais près de vous, sous vos regards,
Le dieu du goût et des beaux-arts
Tient une école de science.
De ressembler aux saints, je crois,
Voltaire assez peu se soucie:
Mais le cordon de Saint-François
Pourrait fort bien lui faire envie:
Ce don, m'a-t-on dit, quelquefois,
Ne tient pas aux dons du génie.

Laissez aux esprits bienheureux
Leurs privilèges glorieux,
Leurs attributs, leur récompense;
lls sont immortels dans les cieux:

Votre immortalité sur la terre commence.

Ces fêtes et tout le temps que j'ai passé chez Voltaire occupent une place chère dans mon souvenir. Avec quel plaisir, mêlé de regrets, je reverrais ces lieux vivifiés autrefois par la présence d'un grand homme, et sans doute aujourd'hui défigurés par son absence éternelle!...

J'ai promis de peindre Voltaire sous des faces différentes: en voici une nouvelle.

J'ai dit qu'un homme de lettres, fort distingué par ses talents, demeurait en même temps que moi à Ferney. Quelque confiance qu'il pût avoir dans ses forces; l'extrême infériorité de son âge, comparé à celui de Voltaire, semblait lui prescrire de la déférence pour les conseils d'un homme tout à la fois si habile et si expérimenté. Un jour cependant il résistait à une critique de Voltaire, énoncée avec les ménagements les plus doux. La défense était moins douce que l'attaque. Tout autre que Voltaire eût pu se sentir offensé de ce qu'on lui disait: "N'en parlons plus; cela restera sûrement." Loin d'être découragé par cette réponse au moins vigoureuse: "Mon fils, reprenait-il, vous me ferez mourir de chagrin si vous ne changez pas la métaphore." Car une métaphore était l'objet de tout ce bruit. O vanas hominum mentes! L'orateur, en parlant du commerce, avait dit: Ce grand arbre du commerce, étendant au loin ses branches fécondes, etc. Voltaire condamnait cette figure: il prétendait qu'un arbre ne pouvait pas servir d'emblême au commerce, toujours inséparable du mouvement.

Je gardais le silence dans ce long débat, où les tons mal assortis des deux contendants me causaient tant de surprise. Sommé plusieurs fois de déclarer mon sentiment, j'opinai en faveur de l'orateur. "Les deux métaphores, dis-je alors, de branches du commerce et de fruits du commerce sont généralement reçues: dès lors l'arbre est tout venu." - "Hom! dit Voltaire, il y a bien quelque chose de vrai là-dedans, mais mon fils n'en jettera pas moins sonarbre à bas."

Le même homme de lettres, dont je viens de parler, jouait un rôle important dans Adélaïde. Il dit à Voltaire: "Papa, j'ai changé quelques vers dans mon rôle, qui me paraissaient faibles. -- Voyons, mon fils." Voltaire écoute les changements, reprend: "Bon, mon fils, cela vaut mieux: changez toujours de même; je ne puis qu'y gagner.".

Enhardi par ce succès, le réformateur de Voltaire osa le réformer dans une pièce qu'il venait d'achever; et il ne prévint pas même l'illustre auteur des corrections qu'il s'était permises. Voltaire, au théâtre, s'aperçut des changements faits à ses vers, il criait de sa place: "Il a raison; c'est mieux comme cela." On a peine à concilier cette abnégation d'amour-propre et de toute supériorité avec le sentiment d'ombrage et d'inquiétude que sa gloire, dit-on, lui a si souvent inspiré.

De tous les défauts reprochés à Voltaire, celui de l'envie est le moins contesté. Nier avec décision ce qu'avec décision tant de monde affirme, ce serait se rendre suspect de prévention et d'aveuglement. Je proposerai seulement aux gens de bonne foi quelques observations propres à jeter la suspension du doute sur un jugement aussi prompt que malévole.

Dès que Voltaire a mal parlé d'un livre ou d'un auteur, on a vu dans son improbation le crime de l'envie. Eh! pourquoi n'assigner qu'une seule cause à des jugements qui peuvent avoir des causes différentes, les unes innocentes, les autres coupables, mais non d'envie?

L'espèce de goût qui lui était propre, I'habitude de tel genre exclusivement à tout autre, les principes qu'il avait adoptés dans sa jeunesse, ont pu, ont dû même influer très-innocemment sur ses décisions... Eh quoi? nul des jugéments de Voltaire n'est imputé à son humeur? Mais cette fougue, cette maladie de l'esprit lui reprenait par accès, et fermait ses yeux à l'évidence même.

La vengeance chez lui passée en principe autant qu'en habitude (je le condamne en parlant ainsi), la vengeance, dis-je, ne devait pas lui permettre d'admirer celui qui avait été injuste envers sa gloire. Et combien ne l'a-t-on pas été? J'ai ouï dire à ses contemporains, qu'après la Henriade, Zaïre, et plusieurs autres ouvrages de la même force, il n'était pas encore permis de parler de Voltaire comme d'un grand honme. On vous aurait ri au nez... Je condamne ses torts, mais je ne puis les imputer tous à l'envie... La véracité que je professe ne me permet pas d'appeler Voltaire un homme vertueux. Il fut toute sa vie un enfant indiscipliné, esclave de ses passions, et n'ayant jamais eu le projet de les réprimer. Chez lui la vengeance, je l'ai dit, était passée en principe: il ne sentit pas, et peu de personnes le sentent encore, que la haine nous met au-dessous de ceux qu'elle foule aux pieds... Voltaire avait le correctif de son implacable vengeance dans une sensibilité naturelle, que la moindre prévenance suffisait pour intéresser; mais rarement ceux qui l'avaient offensé ont eu recours à sa clémence.

Peu d'hommes, dans le cours de leur vie, ont fait autant de bien que Voltaire. Il faut avoir vécu avec lui pour savoir tout celui qu'il opérait, sans faste et sans éclat. J'oserais affirmer qu'il n'a jamais nui qu'aux ennemis de sa gloire... Il craignait d'être ingrat, et j'ai désarmé une fois sa colère, en l'assurant que la personne dont il se plaignait avait pour lui un fond d'inclination, que j'avais moi-même mis à l'épreuve. A ces mots, sa fureur s'apaisa, et la lettre qu'avait écrite son humeur offensante, se convertit soudain en témoignage d'estime et d'affection.

Beaucoup de personnes se sont méprises aux véritables objets de sa haine. Fréron et mille autres dont les noms s'offraient aux médisances de sa plume, n'en étaient que le jouet et l'amusement. Il était sans fiel, en les dénigrant. Il n'en était pas ainsi de La Beaumelle: je ne lui en ai jamais entendu parler qu'avec fureur, et j'ai cru voir qu'il détestait en lui les forfaits de l'ingratitude. Ni à Paris, ni à Ferney, dans les trois voyages que j'y ai faits, il n'a jamais parlé de Jean-Jacques devant moi...


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